• Merci, Monsieur REISER.

    “ T’as le bonjour du printemps ” dit la chanson, et j’avoue qu’une bonne femme, cigarette au bec, qui met la main au cul d’un bonhomme hilare, ça annonce sûrement un sacré printemps.

    Période incertaine pourtant que ce printemps d’images qui peuple “ Vive les femmes ”. En avril, ne te découvre pas d’un fil, dit le proverbe. Qui, pourtant, garde sa veste à l’apparition des premiers rayons du soleil...et qui ne s’enrhume pas ?

    J’ai ressenti ces variations atmosphériques en dévorant ce recueil de courtes saynètes qui font alterner gaillardement le froid et le chaud. Ce rire franc et net que provoquent ces bouts d’hommes et de femmes, en proie au quotidien banal de leur vie ne va pourtant pas sans risque. Mais il suffit, paraît - il, d’être en bonne santé pour ne pas attraper froid. Seule la fatigue, la maladie, la faiblesse de l‘état général prédispose, d’après le corps médical, aux contaminations de toute sorte.

    REISER possède à fond l’art du croc en jambe, un peu comme BRASSENS possède à fond l’art du ricochet. Il manie le dérisoire avec l’innocence des enfants, et, si l’on prend le temps de regarder vivre les enfants...

    Mais venons en aux faits. Permettez moi de vous dire ce que fut mon voyage dans votre monde, monde gris et triste qui est le nôtre et qui devient, comme par magie, soleil et rire sous la patte d’un crayon malin et talentueux.

    Chacun de nous a dû, (devra) se reconnaître tour à tour sympathiquement ridicule (aucune dignité), proxénète fleuri, propriétaire inconséquent, (les seins au beurre noir), faible, lâche et impuissant, (papa salaud, aucune dignité), faussement libéré, (ventre chaud), voyageur infatigable dans ses rêves et impuissant dans sa vie (pincé). Les personnages (caricaturaux ?) enfermés dans leur coquille, se heurtent à perpétuité sans jamais se rejoindre (dur, l’oeuf dur), coïncidence ?...illustrations de ces grands malentendus que l’on nomme “ guerre des sexes ”, ou “ conflit des générations ” (boudin blanc, concombre) ah ! Concombre...

    Les femmes ne sont pas davantage gâtées, elles que pourtant l’album prétends fêter dans son titre. Il est vrai qu’un bémol figure à la clef, page deux, précisant : “ Quand une femme est con, même très con, elle restera quand même maligne, c’est pour ça qu’un jour, les hommes finiront par se faire avoir ”. Suit la démonstration...(boudin blanc, aucune dignité). Et le viol, qu’elles n’acceptent que légitime (viol), et la pornographie, ce beefsteak du pauvre (pincé)

    Et puis quelques enfants qui pataugent dans cette merde, qui se réveillent pour jouer à l’aviateur, qui fonctionnent comme des sonneries d’horloge pour nous rappeler .qu’il serait peut être temps d’ouvrir les yeux pour nous mettre, sérieusement, à vivre...(la scène de ménage et porno spécial).

    Et, pour finir, si vous êtes sympathique, drôle, dévoué, gentil, affable, généreux, honnête, sincère, bref, si vous venez d’une autre planète, vous risquez fort de recevoir ce coup de manivelle vengeur qui met un point final à notre solitude dérisoire.

    Je m’aperçois, en me relisant, que mon voyage dans les merveilleux dessins de REISER, ne reflète pas particulièrement l’atmosphère de l’album qui, lui, est fort réjouissant. Je m’aperçois que si j’ai annoncé ce livre comme un merveilleux printemps, j’ai surtout décrit l’hiver dans lequel se débattent les personnages.

    Il me semble pourtant que la contradiction n’est qu’apparente qu’il s’agit plutôt d’un contre point car, à mon avis, la marque du génie, c’est de réunir sous son aile toutes les saisons.

    Mon fils lit, en ce moment votre album qui reste sur la table du salon. Il sait tout juste lire et il adore les bandes dessinées. Il m’a demandé s’il était vrai qu’un pilote de ligne gagnait beaucoup d’argent. J’ai répondu que je n’en savais rien mais que c’était probablement vrai puisque c’était écrit. Il a ajouté qu’alors, il serait pilote de ligne. Chacun peut donc trouver son bonheur dans ce livre...

    Si l’on aime l’humour de REISER, impossible de pleurer sur son sort. Et, si par inadvertance, cela arrive, il suffira de se regarder dans une glace pour rire aussitôt, à gorge déployée.

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    Cette petite critique de "Vive les femmes" a plu à REISER qui m'a répondu. Je l'ai ensuite rencontré au siége de Charlie Hebdo à Paris. Je garde de cette rencontree un souvenir ému car il est mort peu de temps aprés.

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    Sept étages

     

    (Sette piani)

     

     

    APRÈS une journée de voyage en train, Giuseppe Corte arriva, par un matin de mars, à la ville où se trouvait la fameuse maison de repos. Il avait un peu de fièvre, mais n'en voulut pas moins faire à pied le chemin qui menait de la gare à l'hôpital, en portant sa valise.

     

    Bien qu'il ne fût atteint que d'une forme bénigne et débutante, on avait conseillé à Giuseppe Corte de s'adresser à ce célèbre établissement où l'on ne soignait que cette unique maladie. Ce qui garantissait une compétence exceptionnelle de la part des médecins, les installations les plus rationnelles et les plus efficaces.

     

    Quand il l'aperçut de loin - et il reconnut aussitôt l'établissement pour en avoir vu la photo sur un dépliant publicitaire - Giuseppe Corte en ressentit une excellente impression. L'immeuble tout blanc à sept étages était strié de façon régulière par des sortes de glacis qui lui donnaient une vague allure d'hôtel. Tout autour se dressait une haie de grands arbres.

     

    Après une visite médicale sommaire, dans l'attente d'un examen plus approfondi, Giuseppe Corte fut installé dans une chambre fort agréable, au septième et dernier étage. Les meubles en étaient clairs et bien propres comme les papiers aux murs, les fauteuils étaient en bois, les coussins recouverts d'étoffes multicolores. La fenêtre donnait sur un des plus beaux quartiers de la ville. Tout était tranquille, accueillant, rassurant.

     

    Giuseppe Corte se mit aussitôt au lit et, ayant allumé une petite lampe au-dessus du traversin, entama la lecture d'un livre qu'il avait emporté avec lui. Peu après, une infirmière vint demander s'il n'avait besoin de rien.

     

    Giuseppe Corte n'avait besoin de rien mais il prit plaisir à bavarder avec la jeune femme, la questionnant sur l'établissement. Il en apprit ainsi une étrange particularité : les malades étaient répartis étage par étage en fonction de la gravité de leur cas. Le septième étage, c'est-à-dire le dernier, était réservé aux formes particulièrement bénignes. Le sixième était destiné aux malades peu atteints mais nécessitant toutefois d'être soignés. Au cinquième, on s'occupait d'affections plus importantes et ainsi de suite, d'étage en étage. Au second se trouvaient les malades extrêmement atteints. Au premier, ceux pour lesquels il était inutile d'espérer.

     

    Ce système singulier assouplissait grandement le service, et empêchait en outre qu'un malade léger pût être gêné par le voisinage d'un moribond, garantissant à chaque étage une atmosphère homogène. D'autre part, on pouvait ainsi graduer les soins de façon parfaite.

     

    Il en découlait que les malades se trouvaient divisés en sept castes progressives. Chaque étage était comme un petit monde en soi, avec ses règles particulières, ses traditions. Et comme chaque service était sous les ordres d'un médecin différent, des nuances, aussi minimes fussent-elles mais précises, s'étaient fait jour dans la façon de soigner, bien que le directeur général eût donné à l'institution un unique style fondamental.

     

    Quand l'infirmière fut sortie, Giuseppe Corte, ayant l'impression que sa fièvre était tombée, alla vers la fenêtre et regarda dehors, non pour observer le panorama sur la ville - qui pourtant lui était inconnue - mais dans l'espoir de découvrir, de l'autre côté de leurs propres fenêtres, les malades des étages inférieurs. La structure même de l'immeuble, aux bâtiments en quinconce, permettait ce genre d'observations. Ce fut surtout sur les fenêtres du premier étage que Giuseppe Corte concentra son attention ; mais elles semblaient lointaines et il ne pouvait les voir que de biais. Il ne découvrit rien d'intéressant. Pour la plupart d'ailleurs, elles étaient hermétiquement closes par des persiennes amovibles.

     

    Corte s'aperçut qu'un homme était accoudé à la fenêtre touchant la sienne. Ils se regardèrent longuement, avec une sympathie croissante, mais ne savaient comment rompre le silence. Finalement, Giuseppe Corte prit son courage à deux mains et dit :

     

    - Vous êtes également ici depuis peu?

     

    -Oh non, répondit l'autre, cela fait déjà deux mois... il se tut un instant puis, ne sachant vraiment que dire pour entretenir la conversa­tion, il ajouta : Je regardais mon frère en bas.

     

    - Votre frère?

     

    - Oui, expliqua l'inconnu. Nous sommes entrés ensemble, un cas vraiment étrange, mais chez lui, cela s'est aggravé. Pensez : il est déjà au quatrième !

     

    - Au quatrième quoi?

     

    - Au quatrième étage, expliqua l'homme et il prononça ces mots avec un tel accent de pitié et d'horreur que Giuseppe Corte en demeura presque épouvanté.

     

    - Ils sont donc si gravement atteints, ceux du quatrième étage? s'enquit-il prudemment.

     

    - Mon Dieu, fit l'autre en secouant lentement la tête, ils ne sont pas encore des cas à ce point désespérés ; mais ils n'ont guère à se réjouir, de toute façon.

     

    - Mais alors, s'enquit Corte avec la désinvolture de ceux qui font allusion à des choses tragiques qui ne les concernent pas, mais alors, s'ils sont à ce point atteints au quatrième, qui met-on au premier?

     

    - Oh, au premier, ce sont tout juste les moribonds. Là-bas les médecins n'ont plus rien à faire. Seul le prêtre a du travail. Et naturellement...

     

    - Mais ils sont très peu au premier, interrompit Giuseppe Corte, comme s'il avait hâte de se l'entendre confirmer, presque toutes les chambres sont fermées en bas.

     

    - Ils sont peu, maintenant, mais ce matin, ils étaient nombreux, répliqua l'inconnu en esquissant un sourire. Là où les persiennes sont baissées, c'est que quelqu'un vient de mourir. Ne voyez-vous pas, d'ailleurs, qu'aux autres étages, les fenêtres sont ouvertes? Mais veuillez m'excuser, dit-il encore en se retirant lentement dans sa chambre, il me semble qu'il commence à faire froid. Je retourne au lit. Tous mes voeux.

     

    L'homme disparut et sa fenêtre fut refermée avec énergie ; puis une lampe s'alluma à l'intérieur.* Giuseppe Corte demeura immobile à regarder fixement les persiennes baissées du premier étage. Il les contemplait avec une intensité morbide, cherchant à s'imaginer les funèbres secrets de ce terrible premier étage où les malades étaient relégués pour mourir ; et il se sentait soulagé de s'en savoir tellement éloigné. Pendant ce temps, les ombres du soir tombaient sur la ville. Une à une les mille fenêtres de l'établissement de cure s'illuminaient, et de loin on eût pu croire un palace en fête. Seulement au premier étage, tout en bas, au fond du précipice, des dizaines et des dizaines de fenêtres demeuraient closes et obscures.

     

    Le résultat de la visite générale rassura Giuseppe Corte. Enclin par nature à prévoir le pire, il s'était déjà intimement préparé à un verdict sévère et ne se serait guère montré étonné si le médecin lui avait déclaré qu'il devait s'installer à l'étage du dessous. De fait, la fièvre ne semblait pas vouloir cesser bien que les conditions générales fussent bonnes. L'homme de l'art tout au contraire lui parla de façon fort encourageante. Un commencement de maladie sans doute, avait-il dit, mais extrêmement léeer : tout devrait probablement disparaître en deux ou trois semaines.

     

    - Alors, je reste au septième étage ? s'était alors anxieusement enquis Giuseppe Corte.

     

    - Mais bien sûr ! avait répliqué le médecin en lui tapotant amicale­ent l'épaule. Où pensiez-vous donc devoir aller? Au quatrième peut­ être? demanda-t-il comme s'il faisait allusion à une hypothèse particuliè­ment absurde.

     

    - Je préfère ainsi, je préfère ainsi, fit Corte. Vous savez ce que c'est : nd on tombe malade, on imagine toujours le pire...

     

    De fait, Giuseppe Corte demeura dans la chambre qui lui avait été affectée au commencement. Il apprit à connaître certains de ses compagnons, les rares après-midi où on lui permettait de se lever. Il suivit scrupuleusement son traitement, mit tout en oeuvre pour guérir rapide­ment, mais son état général n'en demeura pas moins stationnaire.

     

    Une dizaine de jours avaient passé quand le chef infirmier du septième étage se présenta à Giuseppe Corte. Il voulait lui demander une faveur, très amicalement : le lendemain, une dame avec ses deux enfants devait arriver ; deux chambres étaient bien libres, justement tout à côté de la sienne, mais la troisième manquait ; Monsieur Corte aurait-il vu un quelconque inconvénient à s'installer dans une autre chambre, tout aussi confortable ?

    Naturellement, Giuseppe Corte ne fit aucune difficulté ; une chambre ou une autre, c'était pour lui la même chose ; peut-être même aurait-il la chance d'être servi par une infirmière encore plus charmante.

     

    - Je vous remercie très sincèrement, dit alors le chef infirmier en faisant une petite salutation de la tête, je dois avouer qu'un tel acte de galanterie, venant d'une personne comme vous, n'a rien pour m'étonner. Dans une heure, si vous le voulez bien, nous procéderons au transfert. Je vous signale qu'il faut descendre à l'étage inférieur, ajouta-t-il d'une voix neutre comme s'il s'agissait d'un détail absolument insignifiant. Nous n'avons malheureusement pas d'autre chambre libre à cet étage. Mais c'est un arrangement parfaitement provisoire, s'empressa-t-il de préciser en voyant Corte, qui venait soudain de s'asseoir et s'apprêtait à protester, un arrangement parfaitement provisoire. Sitôt qu'une chambre sera libre, je pense dans deux ou trois jours, vous pourrez revenir à l'étage.

     

    - Je dois reconnaître, dit Giuseppe Corte en souriant, pour bien montrer qu'il n'était pas un enfant, je dois reconnaître qu'un déménage­ment de ce genre ne me plaît guère.

     

    - Mais il n'a aucune raison médicale, je comprends parfaitement ce que vous voulez dire, il s'agit simplement d'un acte de galanterie envers cette dame qui ne veut pas demeurer séparée de ses deux enfants... Je vous en prie, ajouta l'autre en riant aux éclats, qu'il ne vous vienne pas en tête un seul instant qu'il puisse y avoir d'autres raisons !

     

    - Possible, dit Giuseppe Corte, mais cela me semble de mauvais augure.

     

    Ainsi Corte passa-t-il au sixième étage et, tout en demeurant convaincu que cela ne correspondait pas à une aggravation du mal, il se sentait mal à l'aise à l'idée qu'entre lui et le monde normal, les gens sains, un obstacle venait de s'installer. Au septième étage, porte d'entrée, on demeurait en quelque sorte en contact avec l'ensemble de l'humanité ; on pouvait même presque se considérer dans un prolongement du monde familier. Mais au sixième, on pénétrait vraiment dans le corps de l'établissement ; la mentalité des médecins, des infirmières et des malades eux-mêmes était déjà légèrement différente. On admettait que c'étaient de vrais malades qu'on accueillait à cet étage, même s'ils étaient peu atteints. D'après les premières conversations qu'il put avoir avec ses voisins de chambre, avec le personnel et les soignants, Giuseppe Corte put voir combien le septième étage était considéré ici comme une plaisanterie, réservée à des malades imaginaires, atteints surtout de lubies ; c'était seulement au sixième étage qu'on commençait vraiment, pour ainsi dire.

     

    Aussi Giuseppe Corte comprit-il que pour retourner en haut, à la place qui lui était désignée par les caractéristiques mêmes de sa maladie, il allait certainement rencontrer quelques difficultés ; pour revenir au septième étage il allait lui falloir mettre en mouvement une organisation complexe ; nul doute que, s'il ne soufflait mot, personne ne penserait à le ramener à l'étage des « presque sains ».

     

    Il se promit donc de ne transiger en rien sur ses droits et de ne pas céder aux douceurs de l'habitude. Il tenait absolument à préciser aux malades de son nouvel étage qu'il n'était parmi eux que pour quelques jours, qu'il avait volontairement demandé à descendre d'un étage pour rendre service à une dame, et qu'à peine une chambre serait libre il retournerait en haut. Les autres l'écoutaient sans grand intérêt et acquiesçaient avec une maigre conviction.

     

    La conviction de Giuseppe Corte trouva confirmation dans le jugement du nouveau médecin. Lui aussi admettait que Giuseppe Corte pouvait parfaitement avoir sa place au septième étage ; la forme de sa maladie ' était ab-so-lu-ment bé-ni-gne, scandait-il pour donner de l'importance à son diagnostic, mais à bien y réfléchir, il soutenait que peut-être Giuseppe Corte pourrait être mieux soigné au sixième étage.

     

    - Ne commençons pas avec ces histoires, interrompait alors le malade d'un ton décidé. Vous m'avez dit que ma place était au septième étage ; je treux y retourner.

     

    - Mais personne n'a dit le contraire, répliquait le médecin, c'était un simple conseil non pas de docteur, mais d'au-then-ti-que a-mi ! Votre cas, je le répète, est bénin, il ne serait guère exagéré de dire que vous n'êtes même pas malade, mais selon moi, vous vous distinguez d'autres cas alogues par une plus grande extension. Je m'explique : l'intensité du mal est minime, mais son amplitude considérable ; le processus destruction des cellules... (c'était la première fois que Giuseppe Corte tendait en ce lieu cette sinistre expression), le processus de destruction

    cellules ne fait à peine que commencer, peut-être même n'est-il pas commencé mais il tend, je dis seulement il tend à atteindre tout à la fois de vastes secteurs de l'organisme. C'est seulement à cause de cela, selon moi, que vous serez plus efficacement soigné ici, au sixième, où les méthodes thérapeutiques sont plus particularisées et plus intenses.

     

    Un jour il apprit que le directeur général de la maison de cure avait décidé, après en avoir longuement discuté avec ses collaborateurs, un changement dans la classification des malades. Le grade - si l'on peut dire - de chacun d'entre eux serait abaissé d'un demi-point. En admettant donc qu'à chaque étage les malades fussent divisés, en fonction de leur état, en deux catégories (cette subdivision existait déjà effective­ment pour chaque service, mais seulement dans l'esprit des soignants), la catégorie inférieure serait d'office déménagée un étage en dessous. Par exemple, la moitié des malades du sixième étage, ceux aux formes 'i légèrement plus avancées, devaient aller au cinquième ; et les moins « normaux » du septième passeraient au sixième. Cette nouvelle fit plaisir à Giuseppe Corte, dans la mesure où un tel transfert et une telle libération de place risquaient de grandement faciliter son retour au septième étage.

     

    Quand il s'ouvrit de cet espoir à son infirmière, il eut une cruelle désillusion. Il apprit qu'en effet il serait transféré, mais à l'étage inférieur. On l'avait classé, pour des raisons que l'infirmière ne sut lui expliquer, dans la moitié la plus « grave » des habitants du sixième étage, et il devait en conséquence descendre au cinquième.

     

    Une fois la première surprise passée, Giuseppe Corte laissa éclater sa colère ; il cria qu'on l'escroquait, qu'il ne voulait entendre parler d'aucun nouveau déménagement, qu'il allait rentrer chez lui, que les droits étaient les droits et que l'administration ne pouvait transgresser avec une telle légèreté le diagnostic des hommes de science.

     

    Tandis qu'il continuait à tempêter ainsi, le médecin vint le tranquilliser. Il lui conseilla de se calmer, s'il ne voulait pas voir grimper la fièvre, et lui expliqua qu'un malentendu s'était produit, du moins en partie. Il admit une nouvelle fois que Giuseppe Corte eût mieux été à sa place au septième étage, mais il ajouta qu'il avait sur son compte une idée légèrement différente, aussi personnelle fût-elle. A bien y réfléchir, sa maladie pouvait, dans un certain sens évidemment, être également considérée comme relevant du sixième étage, compte tenu de l'ampleur de certaines manifestations morbides. Cela étant dit il ne parvenait pas à comprendre lui-même comment Corte avait pu être classé dans la moitié inférieure de l'étage. Probablement le secrétaire de la Direction, qui justement lui avait téléphoné ce matin même pour s'informer de la position clinique exacte de Giuseppe Corte, s'était-il trompé en transcri­vant les indications. Ou bien la direction avait-elle volontairement « assombri » son jugement, dans la mesure où il était réputé médecin qualifié mais trop indulgent. Le docteur conseilla enfin à Corte de ne plus s'inquiéter et de subir sans protester le transfert : ce qui comptait c'était la maladie, et non l'emplacement où l'on allait mettre le malade.

     

    Pour ce qui était des soins, ajouta le médecin, Giuseppe Corte n'aurait pas à s'en repentir : le médecin de l'étage inférieur était certainement bien plus expérimenté ; on admettait presque comme un dogme que la valeur des médecins allait en augmentant, du moins dans l'esprit de la direction, à mesure que l'on descendait. Sa chambre serait bien plus confortable et élégante. Et la vue tout aussi dégagée : ce n'était qu'à partir du troisième étage qu'elle commençait à être cachée par les arbres.

     

    Giuseppe Corte, sous l'emprise de la fièvre vespérale, écoutait les méticuleuses justifications avec une lassitude de plus en plus grande. A la fin, il s'aperçut que la force et surtout la volonté de réagir contre cet injuste transfert lui manquaient totalement. Et sans plus protester, il se laissa emmener à l'étage inférieur.

     

    Sa seule, mais bien pauvre, consolation, une fois qu'il se trouva au cinquième étage, fut d'apprendre que de l'avis unanime des médecins, des infirmières et des autres malades, il était le moins gravement atteint de tout ce service. En somme, il pouvait se considérer, et de loin, comme le moins malchanceux de tous. Il n'en restait pas moins tourmenté à l'idée que désormais deux barrières se dressaient entre lui et le monde des gens normaux.

     

    A mesure que se déroulait le printemps la température tiédissait, mais Giuseppe Corte n'avait plus le même goût à venir prendre l'air à la fenêtre ; bien qu'une telle crainte fût pure folie, il se sentait curieusement frissonner chaque fois qu'il regardait les fenêtres du premier étage, pour la majeure partie toujours closes, et dont il s'était quelque peu rapproché.

     

    Son mal semblait stationnaire. Après trois jours de présence au cinquième étage, une sorte d'eczéma fit irruption sur sa jambe droite et ne put disparaître les jours suivants. C'était une affection - lui dit le médecin - absolument indépendante de son véritable mal ; un bobo qui pouvait arriver aux personnes les plus saines du monde. Il eût suffi, pour l'éliminer rapidement, d'une intense cure de radiothérapie.

     

    - Et vous ne faites donc pas de radiothérapie ici ? s'étonna Giuseppe Corte.

     

    - Bien sûr que si, répliqua fièrement le médecin. Nous disposons de tout. Un seul inconvénient...

     

    - Quoi donc ? s'enquit Corte, avec un vague pressentiment.

     

    - Inconvénient, c'est façon de parler, se corrigea le docteur. Je voulais dire que la radiothérapie ne s'applique qu'au quatrième étage, et je vous déconseillerais de faire trois fois par jour un tel trajet.

     

    - Et alors, rien?

     

    - Et alors il serait préférable que jusqu'à ce que cela ait complète­ment disparu vous acceptiez de descendre au quatrième étage...

     

    - Assez ! hurla Giuseppe Corte exaspéré. Je ne veux plus descendre ! Devrais-je en crever, je n'irai pas au quatrième !

     

    - C'est comme vous voulez, répondit le médecin sur un ton concili­ant. Mais en tant que votre médecin traitant, sachez que je vous interdis d'aller en bas trois fois par jour.

     

    Le malheur voulut que cet eczéma, au lieu de s'amenuiser, prit lentement de l'ampleur. Giuseppe Corte ne parvenait plus à se reposer et se tournait sans cesse dans son lit. Il tint ainsi, rageusement, pendant trois jours, puis il lui fallut céder. Ce fut spontanément qu'il demanda au médecin de suivre le traitement par les rayons et d'être transféré à l'étage inférieur.

     

    Là, Corte put noter, avec un inavouable plaisir, qu'il était vraiment une exception. Les autres malades de ce service se trouvaient décidément dans de bien plus graves conditions, et ne pouvaient même pas quitter le lit pour un instant. Lui, tout au contraire, se permettait le luxe d'aller, à pied, de sa chambre jusqu'à la salle de traitement, au milieu des félicitations et de l'émerveillement des infirmières elles-mêmes.

     

    Il tint à préciser avec insistance sa position exceptionnelle à son nouveau médecin : un malade qui dans le fond avait droit au septième étage venait à se trouver au quatrième. Il entendait bien remonter dès que son eczéma serait terminé. Et il n'admettrait absolument aucune nouvelle excuse, d'autant qu'il pouvait légitimement prétendre à se trouver encore au septième.

     

    - Au septième, au septième ! s'exclama en souriant le médecin qui venait juste de terminer de l'examiner. Vous autres, les malades, vous exagérez toujours ! Je suis le premier à reconnaître que vous pouvez être satisfait de votre état. Si j'en juge par votre dossier, il n'y a pas eu de très grande aggravation. Mais de là à parler du septième étage - vous me pardonnerez cette brutale sincérité - cela fait une certaine différence ! Vous êtes un des cas les moins préoccupants, j'en conviens, mais vous n'en demeurez pas moins un malade !

     

    - Et alors, dit Giuseppe Corte, sentant son visage s'empourprer, et alors, vous, à quel étage me mettriez-vous ?

     

    - Mon Dieu, ce n'est pas facile à dire, je vous ai juste fait une brève visite, avant de me prononcer il me faudra vous suivre pendant au moins une semaine.

     

    - C'est entendu, insista Corte, mais vous avez quand même une petite idée.

     

    Pour le tranquilliser, le médecin feignit de réfléchir un moment puis, hochant la tête, il dit lentement : « Mon Dieu, c'est vraiment pour vous satisfaire, voilà, dans le fond nous pourrions bien vous mettre au sixième. Mais oui, ajouta-t-il comme pour se persuader lui-même, le sixième pourrait convenir. »

     

    Il croyait ainsi plaire à son malade. Tout au contraire une expression de désespoir étreignit le visage de Giuseppe Corte : il s'apercevait, ce malade, que les médecins des étages supérieurs l'avaient trompé ; et voici que ce nouveau docteur, évidemment plus expert et plus honnête le plaçait au fond de son cceur - c'était évident - non pas au septième, mais au cinquième étage, et peut-être même dans la partie inférieure du cinquième ! Cette désillusion laissa Corte complètement prostré. Et ce soir-là sa fièvre augmenta sensiblement.

     

    Son séjour au quatrième étage fut la période la plus tranquille que Giuseppe Corte passa depuis son entrée à l'hôpital. Le médecin était particulièrement sympathique, dévoué, cordial ; ils demeuraient souvent des heures entières ensemble à bavarder des sujets les plus divers. D'ailleurs Giuseppe Corte aimait volontiers discourir, surtout sur des thèmes ayant rapport à sa vie d'avocat et d'homme du monde. Il cherchait à se persuader qu'il appartenait encore à la communauté des hommes en bonne santé, qu'il demeurait lié au monde des affaires, qu'il s'intéressait vraiment aux affaires publiques. Il cherchait, sans y parvenir. Invariablement sa conversation finissait toujours par déboucher sur la maladie.

     

    Le désir d'une quelconque amélioration était devenu pour lui une véritable obsession. Malheureusement, si la radiothérapie était parvenue à stopper son éruption cutanée, elle n'avait pas suffi à l'éliminer. Giuseppe Corte en parlait longuement tous les jours avec son médecin et il s'efforçait, dans ces conversations, de se montrer fort, ironique même, sans jamais y parvenir.

     

    - Dites-moi, docteur, demanda-t-il un jour, comment va le processus de destruction de mes cellules?

     

    - Quelles vilaines paroles ! lui reprocha joyeusement le médecin. Où donc les avez-vous apprises ? Ce n'est pas bien, ce n'est pas bien, surtout pour un malade ! Je ne veux plus jamais vous entendre prononcer de tels mots.

     

    - C'est entendu, répliqua Corte. Mais, de cette façon, vous ne m'avez pas répondu.

     

    - Oh, je puis vous répondre immédiatement, fit courtoisement le docteur. Le processus de destruction des cellules, pour reprendre votre horrible expression, est dans votre cas minime, absolument minime. Mais je serais tenté de le définir comme obstiné.

     

    - Obstiné, vous voulez dire chronique ?

     

    - Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je veux seulement dire obstiné. Il en est d'ailleurs ainsi la plupart du temps : des affections même très faibles ont souvent besoin de cures énergiques et prolongées.

     

    - Dites-moi pourtant, docteur, quand je pourrai espérer voir une amélioration ?

     

    - Quand ? Les prédictions dans ce genre de cas sont plutôt difficiles à faire... Mais, voyez-vous, ajouta-t-il après un instant de méditation, je vois que vous avez vraiment un désir profond de guérir... et si je ne craignais de vous mettre en colère, savez-vous ce que je vous conseille­rais ?

     

    - Dites toujours, dites-le, docteur...

     

    - Eh bien, je vous présente le problème en termes parfaitement clairs. Si moi, frappé de ce mal, d'une façon aussi atténuée fût-elle, je venais dans cette clinique, qui est sans doute la meilleure au monde, je me ferais installer volontairement, et dès le premier jour, dès le premier jour vous m'entendez? dans un des étages les plus bas. Je me ferais admettre immédiatement au...

     

    - Au premier? suggéra Corte avec un sourire forcé.

     

    - Oh non, pas au premier! Sûrment pas ! Mais au troisième, ou même au second, sans aucun doute. Dans les étages inférieurs on vous soigne beaucoup mieux, je puis vous le garantir, les installations sont plus complètes, plus puissantes, le personnel est mieux formé. Et puis vous savez bien qui est le maître d'oeuvre de cette clinique...

     

    - Ce n'est pas le professeur Dati ?

     

    - Bien sûr que c'est le professeur Dati. Il est le promoteur de la cure que nous pratiquons, le créateur de tout cet ensemble. Eh bien, lui, ce Maître, il se tient, pour ainsi dire, entre le premier et le deuxième étage. C'est de là que sa force directive irradie. Mais, je puis vous le garantir, cet influx n'arrive pas à dépasser le troisième étage, au-dessus on pourrait croire que ses propres ordres s'amenuisent, perdent toute consistance, dévient ; le coeur de la clinique est en bas, et c'est en bas qu'il faut se trouver pour mieux être soigné.

     

    - En somme, dit Giuseppe Corte d'une voix tremblante, vous me conseillez alors...

     

    - J'ajouterai une chose, continuait le médecin imperturbable, j'ajou­terai que dans votre cas particulier il conviendrait de se préoccuper un peu de faire cesser votre eczéma. Une chose sans importance, j'en conviens, mais plutôt ennuyeuse, et qui à la longue pourrait finir par saper votre moral, et vous savez combien la quiétude de l'esprit est importante pour la guérison. La radiothérapie telle que je vous l'ai appliquée n'a réussi qu'à moitié. Pourquoi ? Il se peut que ce soit un pur hasard, mais il se peut aussi que les rayons n'aient pas été assez intenses. Eh bien, au troisième étage, l'appareillage est beaucoup plus puissant. Les probabilités de guérir de votre eczéma n'en seraient que beaucoup plus grandes. Et puis, voyez-vous, une fois la guérison en route, le pas le plus difficile est franchi. Quand on commence à regrimper, il est bien difficile de retourner en arrière ensuite. Quand vous vous sentirez vraiment mieux, alors rien ne vous empêchera de revenir ici, chez nous, ou même plus haut, en fonction de vos « mérites », peut-être même au cinquième, au sixième, jusqu'au septième j'oserais le dire...

     

    - Mais vous pensez que cela pourrait accélérer la guérison?

     

    - Aucun doute. Je vous ai déjà dit ce que je ferais moi-même, si j'étais dans votre peau.

     

    Des discours de ce genre, le docteur en faisait chaque jour à Giuseppe Corte. Et le moment vint enfin où le malade, lassé de tant souffrir à cause de son eczéma, se décida à suivre le conseil du médecin, malgré sa répugnance instinctive à descendre, et se fit transférer à l'étage infé­rieur.

     

    Au troisième étage, il nota aussitôt qu'une gaieté particulière régnait dans tout le service, tant chez les médecins que chez les infirmières, bien , qu'en ce lieu fussent soignés des malades fort préoccupants. Il s'aperçut même que cette gaieté augmentait de jour en jour. Curieux, après s'être mis un peu en confiance avec son infirmière, il lui demanda pourquoi ils semblaient tous aussi heureux.

     

    - Vous ne le savez donc pas? répliqua-t-elle. Nous partons en vacances dans trois jours.

     

    - Comment, nous partons en vacances?

     

    - Bien sûr. Pour deux semaines, le troisième étage sera fermé et le personnel se dispersera. Chaque étage prend ses vacances à tour de rôle.

     

    - Et les malades, qu'en faites-vous ?

     

    - Comme il n'y en a pas tellement, nous réunissons deux étages en un

    seul.

     

    - Comment ? vous mélangez les malades du troisième et ceux du quatrième ?

     

    - Ah non, corrigea-t-elle, ceux du troisième et ceux du second. Ceux qui se trouvent ici devront aller en bas.

     

    - Descendre au second ? fit Giuseppe Corte, pâle comme un mort. Ainsi, il me faudra descendre au second ?

     

    - Bien sûr, qu'y a-t-il d'étrange à cela ? Quand nous reviendrons, dans quinze jours, vous retournerez dans cette chambre. Je ne vois pas qu'il y ait à s'en épouvanter !

     

    Pourtant Giuseppe - averti par un mystérieux instinct - se sentit envahi de panique. Mais dans la mesure où il ne pouvait empêcher le personnel de partir en vacances, et convaincu que sa nouvelle cure de rayons plus intenses lui faisait du bien - son eczéma avait presque complètement disparu - il n'osa émettre d'opposition formelle à son nouveau transfert. Il n'en exigea pas moins, dédaignant les moqueries des infirmières, que fût installé sur la porte de sa nouvelle chambre un carton où étaient inscrits ces mots : « Giuseppe Corte, du troisième étage, de passage. » Jamais une telle chose n'était arrivée dans la clinique, mais les médecins ne s'y opposèrent pas, pensant qu'avec un tempérament nerveux comme celui de Corte la plus minime contrariété pouvait provoquer une crise grave.

     

    Il ne s'agissait, dans le fond, que d'attendre quinze jours, pas un de plus, pas un de moins. Giuseppe Corte se mit à les compter avec une avidité obstinée, demeurant des heures entières sur son lit, le regard fixé aux meubles, qui n'étaient pas aussi modernes et pimpants qu'aux autres étages mais se trouvaient plus grands, plus sobres, plus sévères. Et de temps à autre il tendait l'oreille, croyant entendre à l'étage en dessous, l'étage des moribonds, le service des « condamnés », des râles d'agonie.

     

    Évidemment, tout cela ne manquait pas de le décourager. Et cette moindre tranquillité semblait aider sa maladie, sa fièvre tendait à grimper, sa faiblesse générale se faisait plus intense. De la fenêtre - on se trouvait maintenant dans le plein été et cette fenêtre demeurait presque toujours grande ouverte - il ne pouvait plus voir les maisons de la ville, ni même leurs toits, mais seulement la muraille verdoyante des arbres qui entourait la clinique.

     

    Au bout de sept jours, vers deux heures de l'après-midi, l'infirmier en chef et trois autres infirmiers firent irruption dans sa chambre en poussant un lit à roulettes. « On est prêt pour le transfert? » demanda d'un ton bon enfant l'infirmier en chef.

     

    - Quel transfert ? s'enquit Giuseppe Corte d'une voix éteinte. Quelle nouvelle plaisanterie est-ce donc ? Est-ce qu'ils ne reviennent pas seulement dans une semaine, ceux du troisième étage ?

     

    - Troisième étage ? dit l'infirmier en chef comme s'il ne comprenait pas. J'ai reçu l'ordre de vous conduire au premier, tenez ! c'est écrit là... Et il lui montra un papier imprimé pour le passage à l'étage inférieur signé bel et bien du professeur Dati lui-même.

     

    La terreur, la rage infernale de Giuseppe Corte explosèrent alors en une série de hurlements qui retentirent dans tout le service. « Douce­ment, doucement, par pitié ! supplièrent les infirmiers. Il y a de grands malades ici! »

     

    Mais cela ne suffisait certes pas à le calmer.

     

    Finalement le médecin qui dirigeait le service accourut, une personne extrêmement bien élevée et d'une grande gentillesse. Il s'informa, regarda le laissez-passer, se fit tout expliquer par Corte. Puis il se retourna avec colère vers l'infirmier en chef, affirmant que c'était une erreur, qu'il n'avait jamais donné aucun ordre dans ce sens, que depuis quelque temps une insupportable confusion régnait dans son service, qu'il était tenu à l'écart de tout... Et enfin, une fois qu'il eut bien dit son fait à son subordonné, il se retourna vers le malade pour s'excuser du plus profond du cceur.

     

    - Il n'en reste pas moins, ajouta-t-il, que le professeur Dati vient de s'en aller, malheureusement, il y a à peine une heure, et qu'il ne rentrera qu'après-demain. Je suis absolument désolé, mais il ne peut être question de transgresser ses ordres. Il sera d'autant plus furieux, je puis vous le garantir... une pareille erreur ! Je ne puis comprendre comment cela a pu se produire...

     

    Un tremblement pitoyable tenait désormais Giuseppe Corte tout entier. La faculté de se dominer lui faisait complètement défaut. Il était envahi de terreur comme un petit enfant. Il ne savait plus que sangloter lentement, avec désespoir.

     

    Et par la faute de cette horrible erreur il se retrouva enfin à sa dernière étape. Dans le service des moribonds, lui, alors que dans le fond, d'après le jugement des médecins même les plus sévères, son état lui donnait le droit de se trouver au sixième, sinon au septième étage ! Cette situation était tellement grotesque qu'à certains moments Giuseppe Corte sentait presque l'envie de ricaner sans retenue.

     

    Étendu sur son lit, tandis que passaient lentement sur la grand-ville les chaleurs de l'après-midi, il contemplait le feuillage des arbres à travers sa fenêtre, avec l'impression d'avoir rejoint un monde irréel, fait d'absurdes parois stérilisées, de couloirs mortuaires glacés, de visages humains blafards et vides de toute âme. Il en vint jusqu'à penser que les arbres eux-mêmes de l'autre côté de la fenêtre étaient factices ; il finit par s'en persuader, après avoir constaté que leurs feuilles ne remuaient absolu­ment pas.

     

    Cette idée l'agita à un tel point qu'il se mit à sonner l'infirmière pour qu'elle lui apporte ses lunettes de myope qu'il n'utilisait jamais au lit ; ce fut seulement alors qu'il parvint à se tranquilliser un peu : ses lunettes lui permirent de vérifier que c'étaient bien de vrais arbres qu'il voyait et que leurs feuilles, pour légèrement que ce fut, se laissaient par instant caresser par le vent.

     

    Une fois que l'infirmière s'en fut allée, un quart d'heure de complet silence passa. Six étages, six terribles murailles, même si ce n'était qu'à cause d'une erreur formelle, écrasaient désormais Giusepppe Corte de leur poids implacable. Combien d'années, oui ! il fallait penser en années maintenant, combien d'années lui faudrait-il pour regrimper jusqu'au bord de cet abîme ?

     

    Mais pourquoi soudain la chambre se faisait-elle si sombre ? C'était pourtant toujours le plein après-midi. Dans un effort suprême Giuseppe Corte, qui se sentait paralysé d'une étrange torpeur, regarda sa montre, sur la table de nuit. Il était trois heures et demie. Il tourna la tête de l'autre côté et vit que les volets roulants, obéissant à un ordre mystérieux, descendaient lentement, fermant le passage à la lumière.

     

    (Traduit par Michel Breitman)

     

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    La vie. Une suite de malentendus, d’erreurs, de ce que nous pensons être des erreurs... Notre vie, qui s'échappe doucement par le trou minuscule d'une blessure de naissance, que nous nous efforçons d’ignorer…

     

    Je vois un enfant qui chante en jouant avec ce ballon percè.

     

    Guiseppe Corte, derriére les volets qui se ferment, écoute cette comptine. Un chant lèger… enfantin…. Ses paupières se ferment et il s’éteint, paisiblement, victime d’une erreur tragique.

     Julien

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    De cette nouvelle qui eut un grand retentissement dès sa publication dans la presse (La Lettura, n° 3, 1937) nombre d'adaptations furent projetées (à commencer par celle d'un film en 1939 auquel Buzzati refusa de donner son aval) ou réalisées. D'abord une adaptation théâtrale écrite par Buzzati lui-même sous le titre : Un caso clinico et dont la première eut lieu au Petit Théâtre de Milan en 1963 et qui, adaptée en français par Albert Camus sous le titre : Un cas intéressant, fut d'abord jouée en mars 1965 au Théâtre La Bruyère ; ensuite une version pour la radio dont les musiques furent créées par le célèbre compositeur Luciano Berio ; enfin un film, librement adapté par l'acteur Ugo Tognazzi devenu réalisateur pour l'occasion, sous le titre : II fischio al naso (1967).

     

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  • Il a eu 100 ans en 2009...

    Simone de Beauvoir, à propos de Lévi Strauss

    “ Il m’intimidait par son flegme, mais il en jouait avec adresse et je le trouvais très drôle lorsque, d’une voix neutre, le visage mort, il exposa à son auditoire, la folie des passions. ”

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    Extraits de son livre d’entretiens: « De près et de loin » 

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    p 207 Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d’autres cultures. Mais il faut que chacun y mette une certaine résistance sinon, très vite, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L’absence et l’excès de communication ont l’un et l’autre leur danger

     

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    P 241 L’idée que les hommes peuvent tirer d’eux mêmes des créations qui valent autant et même plus que celles de la nature (....) est le point d’aboutissement d’un courant qui a enfermé l’homme dans un tête à tête avec lui même. Déjà, Sérusier, un contemporain de Gaughin écrivait qu’en comparaison de ce qu’il avait dans la tête, la nature lui paraissait petite et banale. Or, à mon, sens, l’homme doit se persuader qu’il occupe une place infime dans la création, que la richesse de celle ci déborde et qu’aucune des inventions esthétiques ne rivalisera jamais avec celles qu’offrent un minéral, un insecte ou une fleur. Un oiseau, un scarabée, un papillon, invitent à la même contemplation fervente  que nous réservons au Tintoret ou à Rembrandt. Mais notre oeil a perdu sa fraîcheur, nous ne savons plus regarder.

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     Chapitre 19 la musique et les voix

    La grande forme musicale récupère, me semble t il  les structures de la pensée mythique. Avant de naître en musique, la forme “ fugue ” ou la forme “ sonate ” existaient déjà dans les mythes.

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    Pourquoi le nu tient il une si grande place dans la peinture?

     On pourrait croire que c’est à cause de la beauté intrinsèque d’un corps. La raison me semble différente. Même le peintre le plus blasé, habitué à faire poser des modèles, ne peut manquer d’éprouver à la vue d’un beau corps, une certaine excitation érotique. Ce léger éréthisme le stimule et aiguise sa perception. Il peint mieux. Consciemment ou inconsciemment, l’artiste recherche cet état de grâce. Mon rapport à la musique est du même ordre. Je pense mieux en l’écoutant.

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    Lettre adressée à Claude Lévy Strauss (1988)

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    Votre livre d’entretiens “ De prés et de loin ” m’a procuré une excitation intense. Je me permets, très modestement, de vous adresser ces quelques notes et questions que m’ont inspirées certaines de vos réponses qui n’ont pour objet que de rendre compte de l’excitation ressentie.

    P 241 “ L’idée que les hommes peuvent tirer d’eux mêmes des créations qui valent autant et même plus que celles de la nature...mais notre oeil a perdu sa fraîcheur, nous ne savons plus regarder. ”

    Peut on éviter la spécialisation? C’est vrai qu’il y a très souvent excès de nombrilisme mais n’y a t il pas aussi souvent excès d’oubli de soi? Ne faut il pas un va et vient incessant, un pied dans l’homme et un pied dans le création et garder les yeux fixés sur l’aiguille de la balance?

    P 205 -207  A propos de ce que vous nommez le “ choc des cultures ”... Encore faut il le vouloir, ce choc! Quel est donc le hasard qui fait que certains individus (certaines cultures) aient besoin pour vivre et s’enrichir de cet état de confrontation permanent et que tant d’autres au contraire, se laissent aller à l’uniformisation et donc à l’appauvrissement. A quel moment et par quoi se manifestent les premiers signes de la décadence? Comment éviter que s’installe l’autosatisfaction?

    Ne pensez vous pas que si les idées de la révolution française ont eu un tel impact dans le monde, une telle influence, c’est surtout parce qu’elles étaient “ en marche ”? qu’elles donnaient à rêver?

    Il me semble qu’une idée qui ne rebondit pas (qui ne donne pas à rebondir) est une idée qui meurt. A vous lire, le recherche m’apparaît en effet comme une balle qui rebondirait sans cesse et qui apporterait à celui qui s’en saisit, une profonde humilité. Tous les chercheurs devraient jouer de cette façon, “ à la balle ”. Cette idée de jeu dans la recherche qui me séduira toujours me parait être le contrepoint indispensable à son sérieux. (Tristes tropiques n’est pas, pour vous, un accident de parcours).

     Vous cherchez, il me semble, comme un enfant joue et un enfant qui joue est d’autant plus sérieux qu’il ne s’y prend pas, au sérieux.

     P 134 Vous dites: “ le Donquichottisme me semble t il, c’est pour l’essentiel un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d’aventure, un original se souciait de comprendre quel fût mon personnage, je lui offre cette clé ”.

    Permettez moi de la prendre, cette clé, pour conclure, et m’amuser un peu. Don Quichotte fût toujours pour moi, ce fou qu’il faut nécessairement être et entretenir, pour continuer de mériter le nom d’être vivant.

    Vous en faites, parlant de vous une sorte de psychanalyste au désir obsédant...

    Loin de heurter mes convictions, il me semble qu’il s’agit du même homme (du même fou ou du même psychanalyste) dont le “ désir obsédant serait justement de ne pas trop s’éloigner de cette frontière ou tous les “ obsédés ” se rejoignent dans la même volonté obstinée du savoir ou de l’inconscience, menée, dangereusement le plus loin possible.

     Ainsi donc, les deux démarches s’articuleraient à partir du Désir, en même temps “ aiguille de la balance ”, et fil conducteur. Le désir, c’est la vie.

     

    Avec tout mon respect et toute ma sympathie.

    ---@---

    Claude Levi Strauss a eu la gentillesse de me répondre.

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  • Lettre à mon maître

    Copié depuis la page d'accueil du  BLOG de LILLAS

     

          Au fond du vieux refuge, dans une niche en bois,
          Depuis deux ans je purge, d'avoir trop cru en toi.
          Tous les jours je t'attends, certain que tu viendras,
          Tous les soirs je m'endors, sans que tu ne sois là.

          Pourtant je suis certain, je te reconnaîtrai,
          Viens me tendre une main, je te la lécherai.
          Tu te souviens très bien, quand je sautais sur toi,
          Que tu me caressais, que je dansais de joie.

          Que s'est il donc passé, pour que ce 16 juin,
          Heureux que tu étais, je me rappelle bien,
          Tu sifflais, tu chantais, en bouclant les valises,
          Que tu m'aies attaché, là, devant cette église.

          Je ne peux pas comprendre, et ne croirai jamais,
          Que toi qui fus si tendre, tu sois aussi mauvais.
          Peut-être es-tu très loin, dans un autre pays,
          Mais quand tu reviendras, moi j'aurai trop vieilli.

          Ton absence me pèse, et les jours sont si longs,
          Mon corps s'épuise, et mon cœur se morfond.
          Je n'ai plus goût à rien, et je deviens si laid,
          Que personne, jamais, ne voudra m'adopter.

          Mais moi je ne veux pas, que l'on me trouve un maître,
          Je montre bien mes dents, et je prends un air traître,
          Envers qui veut me prendre, ou bien me caresser,
          Pour toutes illusions, enfin leur enlever.

          Car c'est toi que j'attends, prêt à te pardonner,
          A te combler de joie, du mieux que je pourrai,
          Et je suis sûr, tu vois, qu'ensemble nous saurions,
          Vivre des jours heureux, en réconciliation.

          Pour cela, je suis prêt, à faire de gros efforts,
          A rester prés de toi, à veiller quand tu dors,
          Et à me contenter, même si j'ai très faim,
          D'un vulgaire petit os, et d'un morceau de pain.

          Je n'ai jamais rien dit, lorsque tu m'as frappé,
          Sans aucune raison, quand tu étais énervé,
          Tu avais tous les droits, j'étais à ton service,
          Je t'aimais sans compter, j'acceptais tous tes vices.

          Tu m'as mis à la chaîne, ou tu m'as enfermé,
          Tu m'as laissé des jours, sans boire et sans manger,
          J'ai dormi bien souvent, dans ma niche sans toit,
          Paralysé, raidi, tellement j'avais froid.

          Pourtant, si tu reviens, nous partirons ensemble,
          Nous franchirons en chœur, la porte qui ressemble,
          A celle d'une prison, que je ne veux plus voir,
          Et dans laquelle, hélas, j'ai broyé tant de noir.

          Voilà, mon rêve se termine, car je vois le gardien,
          Puis l'infirmière, et le vétérinaire plus loin,
          Ils entrent dans l'enclos, et leurs visages blêmes,
          En disent long pour nous, sur ce qu'ils nous amènent.

          Je suis heureux, tu vois, car dans quelques instants,
          Je vais tout oublier, et, comme il y a deux ans,
          Je m'endormais sur toi, mon cher et grand ami,
          Je dormirai toujours, grâce à …l'euthanasie.

          Et s'il t'arrive un jour, de repenser à moi,
          Ne verse pas de larmes, ne te prends pas d'émoi,
          Pour toi, j'étais " qu'un chien ", tu préférais la mer,
          Tu l'aurais su avant, j'aurai payé moins cher.

          A vous tous les humains, j'adresse une prière,
          Me tuer tout petit, aurait peiné ma mère,
          Mais il eut mieux valu, pour moi, cette manière,
          Et vous n'auriez pas eu, aujourd'hui, à le faire.

     

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    par jesssoph

     


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    Simone -  2éme partie

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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